Rencontres vers la déconstruction du genre et de l'identité



J'exprime ici ma vive reconnaissance à Maud-Yeuse et à Karine pour m'avoir accordé leur confiance tant dans l'ouverture de leur intimité que dans la transmission de leurs savoirs et savoir-être.


A Romane, ma fille, à qui je transmets à mon tour un regard réflexif et ouvert sur le monde qui nous entoure.

Parmi ces sujets politiques, la transidentité me questionne. J'ai écarté d'office la prostitution de mes recherches, parce que je ne voulais pas l'aborder sous cet angle. Je souhaitais éviter les clichés et m'ancrer plutôt dans la banalité du quotidien. Derrière la revue en ligne, l'Observatoire Des Transidentités, se trouvait un couple, Maud-Yeuse Thomas et Karine Espineira. Sur le palier, j'ai présenté mes intentions photographiques à Maud-Yeuse qui m'a ouvert la porte.

J'ai respecté son rythme, pris le temps de l'écouter, sur ses vécus, ses points de vue, ses connaissances, en lui posant de temps en temps des questions un peu naïves et quelquefois maladroites.

C'est lors du troisième rendez-vous avec elle que j'ai commencé à sortir mon boitier. Son premier portrait a été pris dans la rue, sous la lumière chaude et descendante de janvier 2012. Maud-Yeuse m'a ensuite invitée à diner, une fois prochaine, chez elle. J'ai rencontré, à ce moment-là, Karine.

Par la suite, nous nous sommes toutes les trois vues, racontées plusieurs fois — pas toujours avec l'appareil en main — à la plage, à diner, à des débats, à la soutenance de thèse de Karine, à Nice ; elles m'ont embarquées pour un week-end au Cabaret Tranzz à Toulouse. A travers elles, j'ai rencontré Naiel, le groupe de Barcelone et quelques personnes qui leur sont chères. Je me suis aussi livrée et j'ai ouvert ma sphère privée. Elles ont fait connaissance d'Édouard, mon compagnon, et récemment de ma fille, Romane, qui a un an. Peu avant ma grossesse, elles m'ont fait — par les récits de parcours de vies de plusieurs personnes — me questionner : si mon enfant naissait intersexe ou bien si plus tard il souhaitait changer de sexe ou transitionner dans un genre qui lui appartient, comment réagirais-je et comment l'accompagnerais-je ?

Durant deux ans j'ai photographié, par intermittence, le couple fusionnel à la vie comme dans leur travail de recherche. Leur quotidien est intrinsèquement lié à leur changement de genre, de sexe et d'identité. Tout — leur vie personnelle comme professionnelle — tourne autour de la question trans comme matière politique et philosophique. Ces chercheuses-auteures marquent à l'encre noire leur empreinte à la fois intellectuelle et expérientielle.

Trouver le parti pris vis-à-vis de mes sujets — devenus proches — n'a pas été aisé : je ne souhaitais ni être intrusive, ni trop distante. Trouver ma juste proximité dans le respect de leur vie, de leur corps, de leur être et de leur militance m'a demandé une prise de recul.

Ma démarche n'est pas documentaire, elle est plutôt basée sur une recherche-action ou sur de l'observation participative. Par conséquent mon projet a évolué au gré des rencontres. Au final le corpus s'est centré sur Karine et Maud-Yeuse, qui m'ont accueillie avec mon boîtier. Elles ont toujours eu un regard bienveillant sur ce que je pouvais leur renvoyer. Elles m'ont soutenue et encouragée tout au long de mon processus en me faisant rencontrer d'autres personnes trans' et en m'invitant à leurs projections et débats publics (au Mucem en parallèle du Bazar du genre, au cinéma Les Variétés pour le Transgender Day of Remembrance, à l'Europride 2013, etc.). Finalement ce sont elles qui sont au cœur de Corps politiques, puisque ce sont elles qui sont restées fidèles, par leur constance et leur intérêt, à mon projet. On revient toujours au même : ce besoin de reconnaissance de ses pairs.

L'immersion dans leurs espaces intimes et dans ces corps politiques fût et reste encore une expérience humaine qui a indéniablement changé mon regard : la déconstruction du genre binaire ouvre finalement à l'absence de définition du genre, avec des possibles identitaires — idéalement — propres à chacun(e).

Je remercie chaleureusement Maud-Yeuse et Karine pour leur accompagnement, pour ce qu'elles ont pu m'offrir, pour ce qu'elles sont dans leur fragilité, dans leur force et dans leur humanité tout simplement.  


                                                                                   juin 2015

Maud-Yeuse Thomas, juin 2015 


Je l’appellerai donc Amandine parce que c’est son prénom, parce que je ne sais rien d’elle. Ou si peu. Elle est photographe. Elle m’a contactée pour un projet de photos, cherchait des modèles et en passait par notre association, Sans Contrefaçon.

Nous nous sommes rencontrées plusieurs fois. Chaque fois, elle m’emmène dans un endroit différent. La première fois, dans un bar au premier étage d’un immeuble très cossu, disposant d’une terrasse étroite donnant sur le Vieux Port. Une autre fois, dans un bar à thé reconstituant, tel un théâtre, des tentes bédouines dans le désert. Originalité, nous passons, les pieds déchaussés par une sorte de passage-sas donnant sur une arrière-salle dont le sol est recouvert de sable. Nous discutons pendant deux bonnes heures, comme la première fois. Après un thé chaud, nous allons dans un atelier d’artistes où deux femmes travaillent. Ces lieux de travail, de repos, de passages, tout cela lui ressemble. Son interrogation sur ma trajectoire d’existence dont je n’ai cessé, en mineur de fond, de creuser l’inévidence, la stupeur, le conflit culturel, les luttes politiques, la brutalité des prédations, le vide de mes existences cloisonnées entre militance, travail artistique, lectures philos.

Je ne comprends pas ce qu’elle cherche, je la guette, elle attend ; je la provoque, elle me sourit. Du moins, je crois. Elle n’est jamais là où je pense la saisir, guettant un faux pas qui ne vient pas. Cela même qui m’a forgé en animale méfiante. Elle me demande si elle peut rencontrer des gens de notre association pour son projet.

Finalement, j’ai dit oui. Je veux bien poser pour elle. Je ne me souviens pas pourquoi. Si j’ai cédé ou non, tiquant après l’objectif dans ma direction. J’ai dit oui, à cause de cette lutte contre ces moulins pour toute personne qui, face à une institution la broyant, finit par camper devant les murs de la prison qui enferme l’individu, même si, inévitablement l’on s’y perd un peu. Usant son existence devant des murs, des portes verrouillées, cet intérêt supérieur de la masse, cette « population globale » contre l’intérêt de l’individu isolé. Peut-être parce qu’en définitive, je ne suis personne. Je n’ai pas de « moi » mais un « nous » qui me laisse perplexe, vaguement atterrée en me demandant si c’est cela une existence militante. Ou, plus simplement, parce que j’ai dû grandir sans repères, sans bords.

Ni homme ni femme, j’ai entamé une transition dite « de sexe » entre 35 et 40 ans. Je me suis rapprochée de ce genre de préférence brutalement interrompu et violemment refoulé à la fin de mon enfance. Je suis globalement plus « moi-même », c’est-à-dire un peu plus calme et apaisée. Je ne me regarde pas vraiment devant le miroir, par habitude, par manque de narcissisme. Mais la trace est là. Jamais refermée. Apaisée, oui mais refermée non. La militance nous rend trop conscient. La violence des refoulements, des rejets par ignorance, par transphobe, par cynisme, lâcheté et carriérisme, ont laissé un sillage trop profond, trop vif. Il est ainsi des voyages dont on ne revient pas. Celui-là en est un.

Je la laisse photographier quand elle veut. Habituée aux débats publics où je suis concentrée sur les tenants et inaboutissants de ce voyage d’existence, sur les questions et stupéfactions de nos interlocuteurs, je ne regarde pas l’objectif, je ne me vois pas. Je ne veux pas voir les photos. C’est mon contrat avec moi-même. La photo est, pour moi, un instantané d’un moment. Une expression figée d’un temps figé. Mes moments sont tout à la fois une épouvantable attente emmagasinée depuis mon enfance et ce détachement des affaires du monde tout en étant traversée et sans cesse travaillée par l’esprit du temps. Je dois certainement vivre depuis trop longtemps dans ce décalage avec moi-même. Au fond, je la regarde en train de me saisir par son appareil, sa lucarne et tente de m’apercevoir via ce biais. Vaine tentative, bien sûr et m’en amuse. Quel effet cela fait donc que se voir et se découvrir autre, ne pas se reconnaître ? Bref, toutes ces questions maintes fois posées et qui ont reçues tant de réponses théorisantes et généralisantes pour en définitive, ne plus rien dire à force de surfocaliser sur le néant de ces questions. J’ignore si c’est le sujet qui veut ça. Je sais seulement que la jeune génération se comporte différemment. Amandine ayant rencontré une MtF me le confirme. Elle ne se pose pas toutes les questions qui m’intéressent aujourd’hui car elles m’ont torturée. Pour elle, on transitionne et basta. Tant mieux. À 18 ans, elle termine sa transition quand, à son âge, nous ignorions même le mot de transsexualisme et par conséquent, ne pouvions mettre un univers de sens dessus. Ainsi grandit-on sans jambes, sans visage. Comment se reconstruire lorsque ces conditions se poursuivent dans une indifférence généralisée de l’État, une fois le débat solidement posé ? J’envie l’innocence de cette MtF. Mais pour moi, un autre sujet s’est superposé, celui en arrière-fond de ce transsexualité solidaire : vivre dans une société inégalitaire est au-dessus de mes forces.

Je regarde Amandine non avec mes yeux mais avec ma pensée. Je la regarde de nouveau avec mes yeux lorsqu’elle nous dit qu’elle se sent un peu enveloppée, que ce n’est pas notre cas… L’été venu, nous allons à la plage à trois et pouvons voir son corps. De même, lorsqu’elle explique à son copain qu’elle ne peut faire un pas dans la rue sans être sifflée et que celui-ci ne comprend pas assez pourquoi s’énerve-t-elle. Là, je sais que nous pratiquons la même chose pour les mêmes raisons globales. En l’écoutant, je me vois. Au fond, si ce n’était toute cette souffrance et attente dans un recoin affecté de mon âme, ce sujet ne m’intéresserait que marginalement. À vivre en dehors de soi, l’on vit en dehors de ce corps et de toute temporalité que l’on quitterait volontiers. Et c’est ce que d’aucun ont fait. Et puis, contre toute attente, je crois que j’ai dû changer en écoutant son sourire. Suffisamment pour reprendre confiance.



Karine Espineira, juin 2015

 

Je suis devenue docteure en sciences de l’information et de la communication à Université de Nice Sophia-Antipolis à l’âge de 45 ans. Dans la foulée, j’ai obtenu la qualification au poste de maitre de conférences en 2013. Deux ans plus tard, j’obtiens un contrat postdoctoral pour mener une recherche sur les transféminismes après avoir gagné un prix de thèse. J’ai aussi publié mes recherches qui portent sur les constructions de genre dans les médias sous la forme de deux ouvrages parus simultanément : Transidentités : Ordre et panique de Genre. Le réel et ses interprétations et Médiacultures : la transidentité en télévision. Une recherche menée sur un corpus de l’INA (1946-2010), coll. Logiques sociales, L’Harmattan (2015).

Pour en arriver là, il a fallu beaucoup de travail et de volonté car le chemin n’était pas ouvert, loin s’en faut. Je suis née à Santiago du Chili en 1967 et j’ai quitté le pays suite au coup d’État du général Pinochet. J’ai grandi dans le sud de la France et dans la culture ouvrière. J’ai engagé des études en Sciences de l’information et de la communication à Grenoble après l’obtention de mon Bac. J’ai aussi vécu, étudié et travaillé à Barcelone en 1994, une ville extraordinaire et marquante.

Mon rapport à la transidentité remonte à 1995, c’est la période dans laquelle j’ai approché le point de rupture dans ma lutte intérieure pour « ne pas être trans » et le travail pour finalement l’accepter ou autrement dit : m’accepter. En 1996, je m’installe à Paris et je rencontre Maud-Yeuse Thomas dans une association trans. C’est un coup de foudre intellectuel qui perdure. Nous avons milité ensemble et éprouvé mutuellement nos réflexions. Très rapidement, nous avons senti toutes deux, que la question trans devait être politisée et donner lieu à des théorisations à l’exemple des productions issues des transgender studies américaines. J’ai fait ma transition entre 1996-1998 dans de bonnes conditions et peut-être aussi par que j’ai su collecter les bonnes informations et en faire bon usage.

La condition des personnes trans en France et dans de nombreux pays, n’est pas enviable. Injustices et discriminations sont des vécus fréquents dans les vécus trans. Ce constat a été moteur dans mon engagement jusqu’à aujourd’hui. Je ne me définis pas seulement comme une militante trans ou une chercheuse engagée, je suis aussi féministe et transféministe car les oppressions ont souvent la même origine. Je pourrais aussi bien citer le patriarcat que l’ultralibéralisme et tous les systèmes qui infériorisent des personnes. Je me devais de lutter contre l’inacceptable.

Aujourd’hui, je suis coresponsable avec Maud-Yeuse Thomas de l’Observatoire des transidentités depuis 2010 et de la revue Cahiers de la transidentité, publiée aux éditions de l’Harmattan depuis 2013. Sur le plan professionnel, j’engage une recherche sur le transféminisme en considérant les alliances et les conflits entre féministes et personnes trans, dans plusieurs pays d’Europe et d’Amérique du sud.


La rencontre avec Amandine Suñer s’est faite en deux étapes. Je l’ai rencontrée à travers le récit de Maud-Yeuse Thomas qui l’avait rencontrée plusieurs fois avant moi. On comprend que la seconde étape c’est notre rencontre tout simplement. Prendre le temps de cette précision a son importance car étant plus sauvage que je n’y parais, je ne rencontre pas les gens si facilement. D’autant plus si ces dernières ont un appareil photographique, une caméra ou un micro à la main.

Je n’ai jamais été fan de la médiatisation ou de l’exposition tout court. Avec Amandine la rencontre fut humaine avant tout et elle n’a pas été sans me rappeler celle avec les cousines Cynthia et Mélissa Arra, auteures du documentaire « L’Ordre des mots » (2007). En résumé : on se parle, on boit des verres, on va pique-niquer à la plage, on rit, on se raconte, on se confie, etc. On apprend à se reconnaitre et à s’apprécier dans une sorte de processus d’apprivoisement mutuel. On commence alors à admettre l’appareil photo.

Quand Amandine m’a accompagnée pour ma soutenance de thèse, je eu le sentiment au cours du trajet, de ne plus parler avec une photographe mais une avec une amie qui faisait de la photographie et qui de temps glissait un cliché de-ci et de-là. À cette occasion, elle a ainsi immortalisé à mes yeux l’un des moments les plus intenses de ma vie.

Les sentiments d’abandon et de singularité sont prégnants dans mon existence : abandons de la part de ma famille et de mes amis. Dans mon parcours sont aussi nombreux les regards qui disent que vous n’êtes pas entièrement reconnue comme un être humain par vos interlocuteurs. Croire que les personnes trans ne détectent pas les faux-semblants est une erreur. Avec Amandine, j’ai le sentiment que c’est la part d’humanité que l’on me nie parfois que son objectif recherche justement et cela est sécurisant.



Using Format